16 mai – L’Appel

 

 

Ce n’est pas parce que je ne l’ai pas interrogée à propos de ce qu’elle avait inscrit sur le château d’eau que je l’ai oublié. Comment aurais-je pu, alors que notre année précédente s’était réduite à compter à rebours jusqu’à l’inévitable ? Mais lorsque je me suis enfin résolu à lui demander pourquoi elle avait écrit ce nombre et ce qu’elle mesurait ainsi, elle n’a pas répondu. J’ai eu le sentiment qu’elle n’en savait rien, en effet.

Ce qui était encore pire que si elle avait su.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis et, pour autant que je puisse en juger, Lena n’avait toujours rien rédigé dans son carnet à spirale. Le feutre était à sa place autour de son cou, l’air aussi neuf que le jour où je l’avais acheté au Stop & Steal. Cette grève de l’écriture était curieuse chez elle qui griffonnait toujours sur ses mains, sur ses Converse abîmées que, d’ailleurs, elle ne portait plus guère, préférant à la place ses vieilles bottes noires. Sa coiffure avait également changé ; ses cheveux étaient presque constamment noués en queue-de-cheval, comme si elle croyait réussir ainsi à en extirper la magie.

Nous étions assis sur la marche supérieure de ma véranda, celle-là même où Lena m’avait avoué qu’elle était une Enchanteresse, un secret qu’elle n’avait encore confié à aucun Mortel. Je faisais semblant de lire L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Elle fixait les pages vierges de son cahier, l’air de chercher dans les fines lignes bleues la réponse à ses problèmes.

Lorsque je ne la regardais pas, je surveillais la rue. Mon père rentrait aujourd’hui. Depuis son internement à Blue Horizons, Amma et moi lui avions rendu visite une fois par semaine, le jour des familles. Bien qu’il ne soit pas redevenu celui qu’il avait été, force m’était d’admettre qu’il se comportait presque comme une personne normale. N’empêche, je restais nerveux.

— Les voici.

Derrière moi, la moustiquaire a claqué. Amma se tenait sur le seuil dans son tablier d’ouvrier, qu’elle préférait aux tabliers plus ordinaires, surtout lors d’occasions comme celle-ci. Elle tripotait le talisman en or suspendu à son cou. Levant les yeux, je n’ai découvert que Billy Watson sur son vélo. Lena s’est penchée pour mieux scruter la rue.

Je ne vois pas la voiture.

Moi non plus. Je savais cependant que ce serait le cas d’ici cinq secondes. Amma était fière, surtout de ses talents de Voyante. Elle n’aurait pas prédit leur arrivée si elle n’en avait pas été certaine.

Elle ne va pas tarder.

En effet, la Cadillac blanche de ma tante a bifurqué dans Cotton Bend. Caroline avait baissé sa vitre (ce qu’elle aimait appeler sa climatisation grand luxe) et elle a agité le bras dans notre direction. Je me suis mis debout, cependant qu’Amma m’écartait pour descendre le perron.

— Viens donc ! Ton papa mérite qu’on l’accueille avec les formes.

Message qui, décodé, donnait à peu près ceci : « Bouge tes fesses de là, Ethan Wate ! » J’ai respiré un bon coup.

Ça va ?

Le soleil se reflétait dans les prunelles noisette de Lena.

Ouais.

Un mensonge. Ce dont elle s’est sûrement doutée, pourtant, elle n’a pas insisté. J’ai pris sa main. Elle était froide, comme tout le temps maintenant, et la décharge électrique a ressemblé à la morsure d’une engelure.

— Mitchell Wate ! J’espère que tu ne t’es pas goinfré d’autres gâteaux que les miens ! s’est exclamée Amma. On dirait que tu es tombé dans la boîte à biscuits et que tu n’as pas trouvé comment en sortir.

Mon père lui a lancé un regard entendu. Amma l’avait élevé, et il savait que ses taquineries comportaient autant d’amour qu’une embrassade. Je me suis tenu à l’écart, tandis qu’elle le noyait sous ses attentions, comme s’il avait eu dix ans. Elle jacassait avec ma tante de tout et de rien, à croire qu’ils revenaient tous les trois du marché. Mon père m’a adressé un pauvre sourire, identique à celui dont il m’avait gratifié à chacune de mes visites à Blue Horizons. Ce sourire proclamait : « Je ne suis plus fou, j’ai honte, c’est tout. » Il était habillé de son vieux tee-shirt de l’université de Duke et d’un jean et, bizarrement, il avait l’air plus jeune que dans mon souvenir. Abstraction faite des pattes-d’oie autour de ses yeux, qui se sont encore creusées quand il m’a attiré à lui dans une étreinte maladroite.

— Comment va ?

J’ai toussé, un chat dans la gorge.

— Bien.

Il a regardé Lena.

— Ravi de te revoir, Lena. Désolé pour ton oncle.

Telles étaient les exigences d’une bonne éducation sudiste. Il devait mentionner le décès de Macon, y compris dans un moment aussi embarrassant que celui-ci. Lena a tenté de sourire, n’a réussi qu’à paraître aussi gênée que moi.

— Merci, monsieur.

— Ethan, viens un peu embrasser ta tante préférée !

Tante Caroline me tendait les bras. J’ai eu envie de me jeter à son cou et de la laisser me serrer contre elle jusqu’à ce que le nœud qui m’étouffait disparaisse.

— Rentrons, a décrété Amma avec un geste à l’intention de mon père. J’ai préparé un gâteau au Coca-Cola et du poulet frit. Si nous ne nous dépêchons pas, ce volatile va se lasser et rentrer chez lui.

Nouant son bras autour de celui de mon père, tante Caroline l’a entraîné vers le perron. Elle avait les mêmes cheveux bruns et la même constitution frêle que ma mère et, une seconde, j’ai eu l’impression que mes parents étaient revenus chez nous, qu’ils franchissaient la vieille moustiquaire de la résidence Wate.

— Il faut que je me sauve, a annoncé Lena en serrant son calepin contre sa poitrine, tel un bouclier.

— À d’autres. Reste.

S’il te plaît.

Mon invitation n’avait rien à voir avec de la politesse : je n’avais pas envie de plonger dans l’arène tout seul. Quelques mois plus tôt, Lena l’aurait deviné. Il faut croire que, ce jour-là, elle avait l’esprit ailleurs, parce qu’elle a répondu :

— Il vaut mieux que tu passes un peu de temps avec ta famille.

Se hissant sur la pointe des pieds, elle m’a embrassé, ses lèvres effleurant à peine ma joue. Elle avait presque atteint sa voiture quand j’ai songé à protester. Je l’ai regardée s’éloigner au volant du coupé de Larkin. Elle ne conduisait plus le corbillard. Sauf erreur, elle n’y avait pas même jeté un coup d’œil depuis la mort de Macon. Oncle Barclay l’avait garé derrière la vieille grange et recouvert d’une bâche. À présent, elle se servait du coupé de son cousin, tout de chrome et de peinture noire. Link en avait bavé de jalousie la première fois qu’il l’avait vu.

— Tu imagines le nombre de minettes que je pourrais ramasser, au volant d’une bagnole pareille ?

Après la trahison de toute la famille par Larkin, j’avais du mal à piger pourquoi Lena avait envie d’utiliser sa voiture. Lorsque je lui avais posé la question, elle avait haussé les épaules.

— Il n’en aura plus besoin, avait-elle éludé.

Elle croyait peut-être le punir en s’appropriant son véhicule. Il avait contribué au décès de Macon, ce qu’elle ne lui pardonnerait jamais. Je l’ai observée qui tournait au carrefour, regrettant de ne pas pouvoir disparaître avec elle.

 

Quand j’ai réintégré la cuisine, le café à la chicorée était en train de passer, et les ennuis mijotaient. Au téléphone, Amma faisait les cent pas devant l’évier. Toutes les deux minutes environ, elle couvrait le combiné de sa paume et rapportait sa conversation à tante Caroline.

— Elles ne l’ont pas vue depuis hier.

Replaçant le téléphone à son oreille, elle a dit :

— Donnez un grog à tante Charity et mettez-la au lit jusqu’à ce que nous la retrouvions.

— Qui ? ai-je demandé à mon père.

Il a haussé les épaules en signe d’ignorance. M’attirant près de l’évier, tante Caroline m’a chuchoté la nouvelle, l’habitude des dames du Sud lorsqu’il se produit un événement trop abominable pour qu’on l’évoque à haute voix.

— Lucille Ball. Elle a disparu.

Lucille Ball était la chatte siamoise de tante Charity. Elle consacrait la majeure partie de son temps à courir dans le jardin de mes grands-tantes, retenue par une laisse accrochée à la corde à linge. Les Sœurs qualifiaient cela d’exercice physique.

— Comment ça ?

De nouveau, Amma a plaqué sa main sur l’appareil. Elle a froncé les sourcils, a serré les mâchoires et m’a adressé le Regard-Qui-Tue.

— Apparemment, quelqu’un a fourré dans la tête de tes tantes qu’il était inutile d’attacher les chats parce qu’ils revenaient toujours au bercail. Tu ne serais pas au courant, par hasard ?

Une question de pure rhétorique. Elle comme moi savions pertinemment que c’était moi qui avais seriné ce refrain pendant des années.

— C’est vrai, les chats ne sont pas censés être tenus en laisse, ai-je tenté de me défendre.

Trop tard ! Amma m’a fusillé des yeux avant de se tourner vers tante Caroline.

— Tante Charity a attendu des heures sur la véranda dans un état second.

Puis elle a repris sa conversation téléphonique.

— Faites-la rentrer et asseyez-la avec les pieds surélevés. Si jamais elle est prise de vertiges, préparez-lui une décoction de pissenlits.

Je me suis éclipsé avant qu’elle m’accable un peu plus. Super ! Le greffier de ma tante âgée de cent ans avait mis les bouts, et c’était ma faute. J’allais devoir appeler Link et lui demander d’écumer la ville avec moi à la recherche de Lucille. Avec un peu de chance, les maquettes musicales de Link flanqueraient tellement la frousse à cette chatte qu’elle accepterait de se montrer.

— Ethan ?

C’était mon père, debout dans le couloir, juste sur le pas de la porte de la cuisine.

— Je peux te parler un instant ?

J’avais redouté le moment où il s’excuserait de tout ce qui s’était produit et tenterait de m’expliquer pourquoi il m’avait ignoré pendant presque une année.

— Ouais, pas de souci, ai-je répondu.

Pourtant, je n’étais pas certain d’avoir envie d’écouter ça. Je n’étais plus vraiment en colère. Lorsque j’avais failli perdre Lena, une part de moi avait pigé pourquoi mon paternel avait pété les plombs. J’étais incapable d’envisager ma vie sans Lena, et mon père avait aimé ma mère durant plus de dix-huit ans. Désormais, j’avais de la peine pour lui, même si j’étais toujours blessé. Passant la main dans ses cheveux, il s’est rapproché de moi.

— Je voulais te dire à quel point j’étais désolé.

Il s’est interrompu, a regardé ses pieds.

— Je ne sais pas ce qui m’est arrivé. Du jour au lendemain, j’ai cessé d’écrire pour ne plus penser qu’à ta mère. Je m’asseyais à sa place, je humais ses livres, je l’imaginais en train de lire par-dessus mon épaule.

Il a examiné ses mains, comme si c’était à elles plutôt qu’à moi qu’il s’adressait. Peut-être un truc qu’ils vous apprenaient à Blue Horizons.

— Le bureau était le seul endroit où je me sentais près d’elle. Je n’arrivais pas à me résigner à la laisser partir.

Il a contemplé le plafond au plâtre usé, une larme a perlé au coin de son œil pour rouler lentement sur sa joue. Il avait perdu l’amour de sa vie et s’était détricoté comme un vieux pull. J’avais observé le phénomène sans intervenir. Il n’était peut-être pas le seul à blâmer. L’instant était venu où j’étais censé sourire, sauf que ça ne me tentait pas.

— OK, papa. Je regrette que tu te sois enfermé dans le silence. Elle m’a manqué à moi aussi, tu sais ?

— Je n’avais pas la moindre idée de ce que je devais te dire, a-t-il chuchoté après un très long silence.

— Ce n’est pas grave.

J’ignore si je le pensais, mais le soulagement a envahi ses traits. Il m’a pris dans ses bras, serrant ses poings dans mon dos durant une seconde.

— Je suis revenu. Veux-tu qu’on en discute ?

— De quoi ?

— De ce qu’un garçon est censé savoir quand il a une copine.

Plutôt me pendre.

— Papa ! Rien ne nous oblige à…

— J’ai beaucoup d’expérience, je te signale. Ta mère m’a appris une ou deux choses à propos des femmes, au fil des années.

J’ai commencé à cogiter un plan de secours.

— Si jamais tu souhaites aborder le sujet… de…

Je pouvais me propulser par la fenêtre du bureau et me blottir entre la haie et la maison.

— … des émotions.

J’ai failli lui éclater de rire au nez.

— Quoi ?!

— D’après Amma, Lena a du mal à se remettre de la mort de son oncle. Elle n’est plus elle-même.

Se coller au plafond, refuser de retourner au bahut, ne pas s’ouvrir à moi, escalader le château d’eau…

— Ce n’est pas vrai, elle va bien.

— Les femmes sont différentes de nous.

J’ai acquiescé en m’efforçant de ne pas croiser son regard. Il ne se doutait pas à quel point il avait raison, en l’occurrence.

— J’avais beau aimer ta mère à la folie, la moitié du temps, j’aurais été incapable de dire ce qu’elle avait dans le crâne. Les relations, c’est compliqué. Sache que tu peux m’interroger à propos de tout.

Que lui demander ? Quelle réaction adopter lorsque votre cœur manque presque de s’arrêter de battre à chaque baiser échangé ? Quels sont les moments où il vaut mieux éviter de lire dans l’esprit de l’autre ? Quels sont les signes annonçant que votre petite amie va être Appelée et vouée définitivement aux Ténèbres ou à la Lumière ?

Il m’a serré l’épaule. Je tâchais de formuler une phrase quand il m’a lâché. Il fixait le bout du couloir, en direction du bureau. Le portrait encadré d’Ethan Carter Wate ornait le mur du corridor. J’avais encore du mal à m’habituer à le voir ici, alors que c’était moi qui l’avais suspendu à cette place le lendemain des funérailles de Macon. Il était resté caché sous un drap toute ma vie, ce qui m’avait paru injuste. Ethan Carter Wate avait quitté les champs de bataille d’une guerre à laquelle il ne croyait pas et il était mort en essayant de protéger l’Enchanteresse dont il était épris.

Bref, j’avais trouvé un clou et accroché le tableau. Ça m’avait semblé fondé. Ensuite, je m’étais rendu dans le bureau de mon père. J’avais ramassé toutes les feuilles de papier éparpillées dans la pièce, j’en avais une dernière fois contemplé les barbouillages et les cercles qui prouvaient combien l’amour peut être intense et à quel point le deuil dure, parfois, puis j’avais balancé le tout à la corbeille. Ça aussi, ça m’avait semblé approprié.

Mon père s’est approché du portrait, l’étudiant comme s’il le découvrait.

— Voilà bien longtemps que je n’avais pas vu ce type.

J’étais tellement soulagé que nous ayons changé de sujet que je me suis mis à jacasser comme une pipelette.

— C’est moi qui l’ai accroché ici. J’espère que tu es d’accord. J’avais l’impression que c’était sa place, plutôt que sous un vieux drap.

Pendant une minute, il a contemplé le garçon en uniforme confédéré guère plus âgé que moi.

— Cette toile a toujours été cachée. Si mes grands-parents n’en ont jamais parlé, il était clair qu’ils considéraient comme hors de question d’orner leurs murs du portrait d’un déserteur. Après que j’ai hérité la maison, je l’ai trouvé dissimulé dans le grenier et je l’ai descendu dans le bureau.

— Pourquoi ne pas l’avoir exposé ?

Je n’aurais jamais imaginé que, enfant, mon père avait eu droit au même spectacle que moi, celui d’un tableau dissimulé sous un pan de tissu.

— Je ne sais pas trop. Ta mère aurait voulu que je le fasse. Elle adorait son histoire – le courage de sa désertion, quand bien même elle lui avait coûté la vie. J’en avais l’intention, mais j’étais trop habitué à le voir drapé. Ta mère est morte avant que je m’y sois résolu.

Il a fait courir sa main sur le cadre ouvragé.

— Tu tiens ton prénom de lui, tu sais ?

— Oui.

Il m’a regardé comme si, là encore, il me découvrait.

— Elle était folle de ce portrait. Je suis heureux que tu l’aies accroché. Il est digne d’être montré.

 

Ni le poulet frit, ni les reproches d’Amma ne m’ont été épargnés. Résultat, après le dîner, j’ai rôdé avec Link en voiture dans le quartier des Sœurs, en quête de Lucille. Link hélait cette dernière entre deux bouchées d’une cuisse de volaille enveloppée dans un essuie-tout. À mesure qu’il passait sa main grasse dans ses cheveux blonds hérissés, ceux-ci luisaient un peu plus.

— T’aurais dû apporter plus de poulet. Les greffiers en raffolent. À l’état sauvage, ils bouffent les zoziaux.

Link conduisait plus lentement que d’habitude, de façon à ce que je puisse repérer Lucille, tandis que lui battait la cadence de la nouvelle et épouvantable chanson de son groupe, Love Biscuit.

— Qu’est-ce que ça aurait changé ? Tu aurais roulé dans le coin pendant que je me penchais par la portière en brandissant le croupion ? Tu parles ! Tout ce que tu veux, c’est te goberger un peu plus.

Il était transparent.

— Tu connais les talents culinaires d’Amma. Son gâteau au Coca-Cola ! Minou, minou, minou…

Il a agité son os rongé par la vitre. J’ai scruté le trottoir, cherchant un siamois, mais c’est quelque chose d’autre qui m’a attiré l’œil : un croissant de lune. Il décorait une plaque d’immatriculation encadrée par un autocollant du Stars and Bars[7], le premier drapeau confédéré, et un autre vantant une concession de camionnettes et de caravanes. C’était juste une bonne vieille plaque de Caroline du Sud flanquée du symbole de l’État. J’en avais croisé des milliers, mais n’y avais encore jamais prêté attention. Un palmier bleu et un croissant de lune – celui d’un Enchanteur ? Ces derniers hantaient la région depuis très, très longtemps.

— Ce chat est plus bête que je pensais, s’il n’identifie pas le poulet frit d’Amma, a maugréé Link.

— Elle. Lucille Ball est une fille.

— Ça reste un chat.

Il a bifurqué, et nous nous sommes retrouvés sur la grand-rue. Assis au bord du trottoir, Boo Radley nous a regardés passer. Sa queue a frappé le sol, seul signe de reconnaissance, tandis que nous disparaissions le long de la chaussée. Le chien le plus solitaire de la ville. La vue de Boo a amené Link à se racler la gorge.

— À propos de filles, comment ça va, avec Lena ?

Il ne l’avait guère croisée, ces derniers temps, même si c’était plus que la plupart des gens. Lena passait l’essentiel de ses journées à Ravenwood, soit sous la surveillance de Bonne-maman et de tante Del, soit à échapper à cette surveillance. Ça dépendait de ses humeurs.

— Elle fait son deuil, ai-je répondu.

Ce n’était pas un mensonge. Pas vraiment.

— Ah ouais ? Je la trouve différente. Enfin, différente de d’habitude.

Il était l’un des rares en ville à être au courant du secret de Lena.

— Son oncle est mort, on changerait à moins, non ?

Link était bien placé pour le savoir. Il avait été témoin de mes efforts pour tenter de donner un sens à la disparition de ma mère, à un monde sans elle. Il avait eu l’occasion de constater que c’était impossible.

— Oui, sauf qu’elle ne parle presque pas et qu’elle porte les vêtements de son oncle. Ce n’est pas zarbi, pour toi ?

— Elle s’en sort.

— Si tu le dis, mec.

— Contente-toi de conduire. Il faut que nous chopions Lucille.

J’ai regardé par la fenêtre.

— Crétin de chat, ai-je marmonné.

Haussant les épaules, Link a augmenté le volume de la stéréo. Son groupe, les Crucifix Vengeurs, a fait trembler les haut-parleurs. The Girl’s Gone Away. Tous les morceaux composés par Link tournaient autour du même thème : un mec largué par sa nana. C’était sa façon à lui de faire son deuil. Je n’avais toujours pas trouvé la mienne.

 

Nous n’avons pas localisé Lucille. Je n’ai pas non plus réussi à oublier mes conversations avec Link et mon père. La maison était silencieuse quand je suis rentré, ce qui n’est pas l’idéal quand on tente d’échapper à ses réflexions. La fenêtre de ma chambre était ouverte, mais l’atmosphère qui y régnait était lourde et stagnante, comme les événements de la journée.

Link avait raison. Lena se comportait de façon étrange. Mais seuls quelques mois s’étaient écoulés depuis la mort de Macon. Elle allait s’en remettre, et tout redeviendrait comme avant.

J’ai fouillé dans les piles de bouquins et de papiers qui encombraient mon bureau, à la recherche du Guide du voyageur galactique[8], mon remède absolu contre un cerveau encombré. Toutefois, c’est autre chose que j’ai déniché, sous un tas de vieilles BD de la série Sandman[9] : un paquet enveloppé dans du papier kraft et noué par une ficelle, typique des envois de Marian. Cependant, il ne portait pas la mention habituelle BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE DE GATLIN.

Marian était la plus vieille amie de ma mère et la conservatrice de notre bibliothèque. Elle avait également le titre de Gardienne dans le monde des Enchanteurs : une Mortelle chargée de leurs secrets, de leur histoire et, dans le cas présent, de la Lunae Libri, une de leurs bibliothèques pleine de mystères n’appartenant qu’à elle. Marian m’avait remis ce colis après le décès de Macon, ce que j’avais complètement occulté. Il s’agissait de son journal intime, et elle avait songé que Lena aimerait le récupérer. Faux. Lena refusait de le regarder ou d’y toucher. Elle n’avait même pas voulu le conserver à Ravenwood.

— Garde-le, toi, m’avait-elle dit. Je ne crois pas que je supporterais de voir son écriture.

Depuis, le journal prenait la poussière sur mon bureau. Je l’ai retourné entre mes mains. Il était lourd, presque trop pour un livre. Je me suis demandé à quoi il ressemblait. Vieux, sans doute, relié dans un cuir fendillé. Dénouant la ficelle, je l’ai déballé. Je n’avais pas l’intention de le lire, juste de l’examiner. Mais quand je l’ai eu débarrassé de son papier brun, je me suis rendu compte que ce n’était en rien un ouvrage mais une boîte en bois sculptée de symboles curieux et complexes typiques des Enchanteurs.

J’ai caressé le couvercle, réfléchissant à ce que Macon avait bien pu rédiger. Je ne l’imaginais pas écrire des vers comme Lena. Plutôt des fiches de jardinage. J’ai ouvert l’étui avec précaution. J’avais envie de découvrir un objet que Macon avait touché au quotidien, qui avait eu de l’importance pour lui. La doublure du couvercle était en satin noir et, à l’intérieur, les pages jaunies n’étaient pas reliées. Les pattes de mouche de Macon s’y inscrivaient dans une encre délavée. Du bout du doigt, j’ai effleuré une feuille. Un vertige s’est emparé de moi, et j’ai basculé en avant, droit vers le plancher. Au moment où je m’effondrais, j’ai traversé le sol et je me suis retrouvé dans des volutes de fumée…

 

Les incendies embrasaient les berges de la rivière, ultimes vestiges des plantations qui, quelques heures auparavant encore, s’y étaient élevées. Greenbrier était déjà la proie des flammes. Ravenwood allait suivre. Les troupes de l’Union devaient s’être octroyé une pause, ivres de leur victoire et des liqueurs qu’elles avaient pillées dans les demeures les plus riches de Gatlin.

Abraham disposait de peu de temps. Les soldats se rapprochaient, il allait être obligé de les tuer. C’était le seul moyen de sauver Ravenwood. Les Mortels n’avaient pas une chance, face à lui, quand bien même ils étaient soldats. Rien ne rivalisait avec un Incube. Et si jamais son frère Jonah revenait des Tunnels, les militaires en auraient deux à affronter. Seuls les fusils préoccupaient Abraham. Certes, nulle arme Mortelle n’était en mesure de liquider ceux de son espèce ; toutefois, les balles étaient susceptibles de l’affaiblir, ce qui pouvait donner aux troupes le temps d’incendier Ravenwood.

Abraham avait besoin de se nourrir. Malgré la fumée, il humait le désespoir et la peur d’un Mortel tout proche. Cette peur le fortifierait, car elle fournissait plus d’énergie et de puissance que les souvenirs ou les rêves. Il Voyagea vers l’odeur. Malheureusement, lorsqu’il se matérialisa dans les bois bordant Greenbrier, il comprit qu’il arrivait trop tard. La trace était faible. Au loin, il distinguait Genevieve Duchannes courbée sur un cadavre gisant dans la boue. Ivy, la cuisinière de la maisonnée, se tenait derrière elle, un objet plaqué contre sa poitrine.

Apercevant Abraham, la vieille femme se précipita vers lui.

— M’sieur Ravenwood ! Loué soit le Seigneur !

Baissant la voix, elle ajouta :

— Prenez ça et rangez-le dans un endroit sûr jusqu’à ce que je viens le chercher.

Tirant un lourd ouvrage noir des plis de son tablier, elle le fourra dans les mains d’Abraham. Dès qu’il le toucha, il perçut les pouvoirs dont le livre était doté. Il vivait, pulsant dans ses paumes comme bat un cœur. L’Incube l’entendait presque chuchoter et l’inviter à s’en emparer, à l’ouvrir, à libérer ce qui s’y dissimulait. La couverture était vierge de titre, marquée seulement d’un croissant de lune. Abraham fit courir ses doigts sur les arêtes du volume. Ivy continuait à plaider sa cause, prenant à tort le silence d’Abraham pour de l’hésitation.

— S’il vous plaît, M’sieur Ravenwood. J’ai personne d’aut’ à qui le donner. Et je peux point le laisser à Mamzelle Genevieve. Plus main’nant.

La jeune fille releva la tête comme si elle avait capté les mots d’Ivy, en dépit de la pluie et du rugissement des flammes. À l’instant où elle se tourna vers lui, Abraham comprit. Il découvrit ses prunelles jaunes qui scintillaient dans l’obscurité. Les yeux d’une Enchanteresse des Ténèbres. Il comprit aussi ce qu’il tenait.

Le Livre des lunes.

Il l’avait déjà vu – dans les songes de Marguerite, la mère de Genevieve. Il s’agissait d’un ouvrage à la puissance sans limites, que Marguerite redoutait et vénérait tout à la fois. Un volume qu’elle cachait à son époux et à ses filles et dont elle n’aurait jamais permis qu’il tombe entre les mains d’un Enchanteur des Ténèbres ni d’un Incube. C’était un manuscrit en mesure de sauver Ravenwood.

Pêchant quelque chose dans les replis de sa jupe, Ivy en frotta la couverture du Livre. Des cristaux blancs roulèrent à terre. Du sel. L’arme des femmes superstitieuses qui avaient apporté de leurs Îles à Sucre natales la baguette magique héritée de leurs ancêtres. Elles étaient convaincues qu’il éloignait les Démons, ce qui avait toujours amusé Abraham.

— Je viendrai le reprend’ sitôt que je pourrai. Juré !

— Je le mettrai à l’abri, tu as ma parole.

Abraham essuya le sel qui salissait le Livre afin d’en sentir de nouveau le cuir contre sa peau, puis il se tourna vers les arbres. Il ferait quelques pas pour le seul bénéfice d’Ivy. Les femmes Gullah prenaient peur quand il Voyageait, rappel de ce qu’il était.

— Cachez-le, M’sieur Ravenwood. Faites ce qui faut, mais l’ouvrez surtout pas. Ce livre apporte que du malheur aux ceusses qui s’en servent. L’écoutez pas s’il vous appelle. Je viendrai le chercher.

L’avertissement de la cuisinière arrivait trop tard, cependant. Abraham avait déjà commencé à écouter.

 

Quand je revins à moi, j’étais allongé par terre, à plat dos, les yeux rivés sur le plafond de ma chambre. Il était peint en bleu, comme tous ceux de notre maison, afin d’égarer les xylocopes qui y nichaient.

Je me suis assis, nauséeux. La boîte gisait à mon côté, close. Je l’ai ouverte : les pages s’y trouvaient. Je me suis bien gardé de les toucher, ce coup-ci.

Ça n’avait aucun sens. Pourquoi ces nouvelles visions ? Pourquoi cette soudaine apparition d’Abraham Ravenwood, un homme que les habitants de Gatlin considéraient avec suspicion depuis des générations, dans la mesure où Ravenwood Manor avait été l’unique plantation à avoir survécu au Grand Incendie ? Non que j’aie jamais beaucoup cru aux ragots de mes concitoyens.

Il n’empêche. Lorsque le médaillon de Genevieve avait déclenché mes hallucinations, ça n’avait pas été sans raison. Lena et moi étions alors censés découvrir un secret. Mais quel rapport avions-nous avec Abraham Ravenwood ? Le seul lien semblait être le Livre des lunes. Il était apparu lors de nos voyages dans le temps avec Genevieve et dans celui que je venais de vivre. Sauf que le Livre avait disparu. La dernière fois que quiconque l’avait aperçu, ç’avait été la nuit de l’anniversaire de Lena, sur la table de la crypte, cerné par les flammes. Comme tant d’autres choses, il avait été réduit en cendres.

17 Lunes
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